Un coup de foudre. Voilà l’effet que les Strade Bianche procurent sur ses prétendants. Même éconduits, même les poumons pleins d’une poussière blanche soulevée le long des neuf chemins tracés en toboggan dans le vignoble toscan ou encore plantés par les pourcentages sadiques d’une arrivée perchée sur la place du Palio ; ils en redemandent. Beauté médiévale et lieu d’arrivée après 184 kilomètres, Sienne mérite bien quelques efforts.
« Cette course, c’est la définition de l’Italie et du cyclisme », dit Stefan Küng, cinq participations et pas mal de souvenirs au compteur. Samedi 5 mars, le Suisse admirera ces paysages dessinés par un dieu doué d’harmonie depuis le confort standardisé d’une chambre d’hôtel francilienne. Le rouleur de la Groupama-FDJ est en effet engagé le lendemain sur Paris-Nice. « J’ai même regardé les vols pour voir s’il était possible de courir les deux, mais ça va me faire un peu mal de suivre les Strade à la télé. »
L’amour ne s’explique pas, mais il peut se raconter. L’histoire des Strade Bianche est celle d’une course née en 2007 d’un copier-coller de l’Eroica, épreuve pour amateurs tendance nostalgiques avec vélo à l’ancienne (montures fabriquées après 1987 interdites) et maillots en laine. « Le cyclisme a besoin de quelque chose de nouveau », vend alors Angelo Zomegnan, directeur de RCS, la société organisatrice du Tour d’Italie.
Les Français attendent l’année suivante pour rouler sur ces chemins blancs escarpés qui donnent son nom à l’épreuve. Julien Loubet s’avance en pionnier. Le Toulousain a eu la chance de lever les bras dans sa carrière, mais il garde une tendresse particulière pour cette 32e place. « C’est un de mes meilleurs souvenirs, assure l’ancien coureur. Quand tu arrives sur les chemins au milieu des vignes après une descente, tu roules à 60 km/h et tu as les poils qui se dressent. »
« J’aimerais qu’on puisse avoir ça en France »
Malgré deux crevaisons et un groupe de favori parti sans lui, Julien Loubet y trouve une certaine idée du cyclisme. « Les Strade sortent des schémas traditionnels des courses. C’est anticonformiste, imprévisible, rien à voir avec une étape de montagne où une équipe impose son train. Je ne suis pas étonné de son succès. »
En 2008, Fabian Cancellara inscrit son nom au palmarès. Le roi des pavés de Paris-Roubaix lance la mode. La belle toscane multiplie les courtisans. Sa liste des vainqueurs montre l’éventail des possibles. Elle dévoile ainsi un puncheur adepte de l’attaque au clair (Julian Alaphilippe en 2019), un trio de « roule-toujours » formé à l’école du cyclo-cross (Zdenek Stybar, Wout Van Aert et Mathieu van der Poel) ou même un petit rusé parti au bon moment (Moreno Moser en 2013).
Même les hommes de juillet et du Tour pensent avoir leur mot à dire. En 2021, Egan Bernal et Tadej Pogacar ont caressé la victoire avant de finir 3e et 7e. Si le Colombien se remet encore d’un grave accident survenu fin janvier, le double vainqueur sortant du Tour de France a bien préparé son affaire dans ses sous-bois slovènes en remportant un cyclocross fin décembre. Utile pour affûter sa technique de pilotage. « La liste des engagés est impressionnante. On voit qu’elle convient de plus en plus à plus à des coureurs complets comme un Pogacar ou un Roglic, s’il s’alignait », note un Benoît Cosnofroy impatient de découvrir « les Strade ».
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Le coureur d’AG2R-Citroën aime le cyclisme de mouvement, celui en vigueur dans les Flandres, par exemple, entre monts pavés et prise au vent le long d’axes routiers au charme plus industriel. « On n’aura pas vraiment le même paysage samedi », sourit l’ancien champion du monde chez les espoirs. « De ce que je sais, les chemins blancs sont beaux, difficiles mais sans rendre la course dangereuse, observe le Français. Pas mal d’organisateurs veulent copier les Strade pour pimenter leur parcours, mais ce n’est pas toujours aussi adapté. »
A croire que le Chianti fait tourner les têtes et inspire. En 2018, Paris-Tours propose neuf chemins de vignes serpentant dans les vignes Vouvray. Chez Amaury Sport Organisation (ASO), on assume l’inspiration. « Parmi les nouvelles courses créées ces dernières années, les Strade Bianche sont la plus réussie, la seule qui apporte quelque chose de nouveau. Si on trouvait un jour le terrain idéal, j’aimerais qu’on puisse avoir ça en France », avouait au Monde, en 2018, le directeur sportif d’ASO, Thierry Gouvenou.
Pluie, neige et coureur à pied
Certains ont aimé la revisite d’une semi-classique promise (mais pas toujours d’ailleurs) aux sprinteurs, d’autres moins. « Cela n’a rien d’une course sur route », s’énerve un Patrick Lefevere devant le ballet des crevaisons. Depuis, le manager de la Quickstep n’envoie plus ses hommes en Touraine. « Les Italiens ont lancé une mode, mais on ne trouve que là-bas des chemins comme ceux des Strade avec des montées aussi longues », note Julien Loubet.
A peine adolescente, cette épreuve – dont la version féminine existe depuis 2015 – peut-elle déjà se regarder dans le miroir comme la sixième grande classique derrière les cinq « Monuments » centenaires à savoir Milan-San Remo, le Tour des Flandres, Liège-Bastogne-Liège et le Tour de Lombardie ? Selon un sondage réalisé par L’Equipe auprès de 381 coureurs et publié jeudi 3 mars, ils sont 53,5 % à la voir ainsi, très loin devant l’Amstel Gold Race et la Clasica San Sebastian (5,8 %). « Il faudrait changer sa date pour cela, nuance Stefan Küng. Elle est en concurrence avec Paris-Nice et certains grands leaders ne peuvent pas s’y aligner à cause de ce calendrier. Mais sinon, je lui vois prendre encore plus d’importance. »
Sans doute car elle est dans l’air du temps. Son anachronisme assumé convient à une modernité en manque de spectacle. Ici, il n’est plus question d’efforts calculés aux watts mais d’audace, de technique et de courage. En 2018, le jeune Van Aert terminait troisième mais à pied, tel un pénitent sur les dalles de la montée vers le Palio dans ce décor classé par l’Unesco.
Ce jour-là, la pluie était tombée sur un fin manteau de neige et avait comblé de joie le masochiste qui perce toujours chez l’amateur de vélo. A l’arrivée, les principaux concernés laissaient deviner de larges sourires derrière des masques de boue. Un Romain Bardet (2e) dissertait même sur « un moment de pur cyclisme ». Un an plus tôt, Tim Wellens donnait la meilleure raison d’aimer les Strade pour un coureur. « C’est une course honnête, disait le Belge. A la fin, tout le monde a la place qu’il mérite. »