QUAND LES CHAMPIONS TOMBENT DE LEUR PIÉDESTAL

Ils dominent trop. On s'énerve. Ils gagnent toujours ? On se lasse. Mais quand ils faiblissent, vieillissent ou abandonnent, les superchampions réveillent le cœur de midinette qui sommeille en chaque supporter. Même Chris Froome, dont on n'a pas forcément aimé la façon de dominer, n'a pas échappé à la règle lorsqu'il a un peu plus consommé sa déchéance lors du dernier critérium du Dauphiné.

Chris Froome at the Criterium du Dauphine

Chris Froome at the Criterium du Dauphine

La scène se passe le 2 juin, sur la route du critérium du Dauphiné. Entre Firminy et Roche-La Molière se déroule l'étape contre-la-montre. C'est un petit chrono de 16,4 kilomètres, comme il les a aimés naguère. Mais Chris Froome, dossard 81, quadruple vainqueur du Tour de France, n'est plus dans la course. A l'image, filmé de dos, on le voit qui est dépassé sur sa droite par Nils Politt, dossard 64. Pendant quelques secondes, le champion britannique tente de rester dans la roue de l'Allemand. Mais celui-ci, sans un regard, file sur la gauche et lâche Froome. Il le dépose comme on destitue un roi. Chris Froome terminera 93e de l'étape sur 141, avec 2'12'' de retard sur le vainqueur, Alexey Lutsenko. Au final, il sera 47e à 41'47'' de Richie Porte, qui fut naguère son équipier.

La fin de règne de Froome a commencé sur ce même Dauphiné, en 2019 : une chute à l'entrainement avant le départ de la première étape a brisé son corps en même temps que ses ambitions. Froome, l'homme aux sept grands tours, ne sera plus jamais le même. Et ce champion qui nous a tant énervés par sa domination insolente et souvent suspecte, voilà qu'on se met à l'aimer un peu plus. Ce n'est jamais agréable de voir un roi déchu en direct sur son écran de télévision. Rappelez-vous l'exécution sommaire de Ceaucescu un 25 décembre.

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MERCKX, UNE SORTIE AVEC PANACHE

 

Ce calvaire en rappelle d'autres, plus ou moins intenses. C'est Miguel Indurain, le 6 juillet 1996, qui craque dans la montée des Arcs à cause d'une fringale et perd plus de trois minutes sur Rominger et Berzin ("Je ne sais pas comment ça m'est tombé dessus", dira-t-il) avant de reperdre une minute sur Berzin le lendemain, contre la montre, entre Bourg Saint Maurice et Val d'Isère. Le Tour avait pourtant été plein d'attentions en organisant à cinq jours de l'arrivée une étape rien que pour lui à Pampelune, tout près de son village de Villava. Son épouse Maria et son fils, qui se prénomme aussi Miguel, étaient au bord de la route. Une centaine de journalistes avaient débarqué pour écrire sur cette autre fin de règne.

Mais le grand Miguel pédale dans le vide. Il terminera 11e du Tour à plus de 11 minutes de Bjarne Riis, derrière Ulrich, Virenque, Dufaux, Luttenberger, Leblanc, Ugrumov, Escartin, Olano et Rominger. Il y a dans la liste assez de noms qui nous rappellent que l'ère qui s'est ouverte en 1996 n'est pas celle qu'on préfère. On s'était bien ennuyé pendant les cinq Tours gagnés par Indurain, mais finalement, c'était peut-être mieux que de voir Riis grimper vers Hautacam comme si la route était plate.

Personne n'a jamais vraiment détrôné Eddy Merckx, mais Dieu que le champion belge a été grand dans la défaite ! D'abord en 1971 : après avoir été mis K.-O. par Luis Ocana à Orcières-Merlette, il lance dès le lendemain une folle échappée vers Marseille. En le voyant pédaler comme un dératé avec ses équipiers Wagtmans et Huysmans pendant 250 kilomètres, on pense à Cyrano de Bergerac : "Je sais bien qu'à la fin vous me mettrez à bas ; n'importe : je me bats, je me bats, je me bats !"

Le destin et l'orage feront finalement tomber Luis Ocana vêtu de jaune dans la descente du col de Mente et Merckx gagnera son troisième Tour. En 1975, ils se mettent à deux pour tenter de le terrasser : c'est Bernard Thévenet, à Pra-Loup puis à Serre Chevallier, qui prend le pouvoir et va gagner le premier de ses deux Tours de France. Mais juste avant, le 11 juillet, dans la 14e étape entre Aurillac et le Puy-de-Dôme, alors que Thévenet déjà prend de l'avance, un homme donne un coup de poing au champion belge comme un abruti giflerait le président de la République.

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UN DERNIER COUP D'ANQUETIL CONTRE POULIDOR

 

L'agression a lieu à 150 mètres de la ligne d'arrivée. Merckx reprend le souffle que l'agression lui a coupé, enfile un imper, redescend à vélo, reconnaît l'auteur du coup, l'apostrophe, menace de porter plainte. L'agresseur sera condamné à verser un franc de dommages-intérêts au champion qui, le lendemain, perdra un maillot jaune qu'il ne portera plus jamais. N'étant pas du genre à abdiquer, il finira 2e à 2'47'' de Thévenet et sera dans le peloton pour la première arrivée sur les Champs-Élysées, lui qui a conclu ses cinq victoires à la Cipale, à Vincennes.

Cyrano, ce pourrait être aussi Bernard Hinault, bataillant face à Laurent Fignon, Joop Zoetemelk ou Greg LeMond. Le 13 juillet 1985, à l'arrivée de l'étape Autrans-Saint-Etienne, il tombe à 300 mètres de l'arrivée. Son passage sur la ligne, le visage en sang, le nez cassé, émeut jusqu'à ses plus féroces détracteurs, car on n'est jamais insensible au courage. S'il y avait eu des sondages de popularité, il aurait sûrement gagné quelques points à Saint- Etienne. Le "Blaireau" finira le Tour et signera une cinquième victoire, mais ce sera la dernière.

Plus loin en arrière encore : en 1966, Jacques Anquetil quitte la course le 11 juillet dans la côte de Serrières, au kilomètre 123 de l'étape Chamonix-St Etienne, à cause d'un point de congestion. Mais mission accomplie : après avoir été battu contre la montre par Raymond Poulidor et fait jeu égal avec lui dans la montée du Galibier derrière Julio Jimenez (il est même sorti en tête du fameux tunnel, que les coureurs n'empruntent plus), il a fait en sorte que Poulidor ne gagne pas et c'est Lucien Aimar, son coéquipier, qui va l'emporter à Paris. Anquetil ne reviendra plus sur le Tour et, d'un coup, s'apaisent les passions parfois mauvaises des poulidoristes. Antoine Blondin le comprend le soir même : "Le royaume sans son prince nous semble déjà extrêmement morne, écrit-il dans L'Equipe, et je ne jurerais pas qu'il y ait un immense désarroi, même chez ceux qui s'avéraient, il y a quelques heures encore, ses plus farouches adversaires, tant son influence "en creux" continue à peser sur ce qui reste de course."

L'abandon de Jacques Anquetil pendant le Tour de France 1966, dans la côte de Serrières lors de l'étape Chamonix - St Etienne

L'abandon de Jacques Anquetil pendant le Tour de France 1966, dans la côte de Serrières lors de l'étape Chamonix - St Etienne

 

L'ORGUEIL DE BOBET

Bobet

 

Pour dire adieu au Tour, Louison Bobet le populaire avait vu grand et choisi le sommet de l'Iseran. On est le 14 juillet 1959, il fait froid et il a déjà 20 minutes de retard sur Gaul et Bahamontes. "Sa Majesté Bobet ne se retire pas au pied d'un col, écrira Christian Laborde. On reconnaît la grandeur du champion quand il triomphe mais aussi quand il se retire." Federico Bahamontes gagnera le Tour devant Henry Anglade. Mais Jacques Anquetil (3e) et Roger Rivière (4e) seront sifflés au Parc des Princes. Au soir du départ de Bobet, Antoine Blondin l'avait prévu : "L'abandon véritable, il était plutôt dans l'âme d'Anquetil et de Rivière, quel que soit le standing qu'ils conservent ce soir dans la course. Rêvant à des vélodromes plus feutrés que des boudoirs, ils se demandaient ce qu'ils faisaient là, sous la pluie, à donner beaucoup d'eux-mêmes, ignorant qu'on n'a rien donné si l'on ne donne pas tout."

Ont-ils tout donné, nos champions d'hier et d'avant-hier, un jour déchu de leur supériorité, tombés de leur piédestal ? Oui, malgré nos regrets, nos critiques et parfois nos doutes. On a souvent, sur le bord des routes, voué aux gémonies (voire sifflé) Indurain, Anquetil, Hinault et Merckx, qui tuaient la course et le suspense avec leurs cinq Tours de France chacun. Mais quand ils ont été affaiblis, moins dominateurs, on les a regardés d'un autre œil. Ils gagnaient en fragilité et donc en sympathie ce qu'ils perdaient en puissance. Christopher Froome, lui, est toujours dans le peloton et répète qu'il ne veut pas arrêter avant d'être revenu à un meilleur niveau. On n'a guère apprécié ses victoires, mais on n'aimerait pas voir se reproduire, en juillet, l'offense que lui infligea malgré lui Nils Politt sur la route de Roche-La-Molière.